Séminaire des anciens députés avec les étudiants (Sciences-po) du professeur Bellon sur « la crise de la démocratie parlementaire » du 3 mars 2023
Introduction de Gérard Lindeperg.
On pourrait disserter longuement sur le sujet dont nous avons à débattre.
Mais plutôt que de me risquer à des analyses que les étudiants trouveront parfaitement structurées dans leurs cours, j’ai fait le choix de vous livrer une réflexion moins théorique et fondée sur l’expérience personnelle.
C’est pourquoi je voudrais partir de mon propre parcours.
Je suis né sous la troisième République, puis on m’a fait chanter « Maréchal nous voilà » à l’école maternelle. J’ai commencé à m’intéresser à la vie politique sous la quatrième République dans les années 1950 et je me suis engagé dans un parti en 1958, quelques mois avant la naissance de la cinquième République. J’ai été élu député plus tardivement, en 1997, dans la première circonscription de la Loire.
Mon premier contact avec la politique date de 1946, lorsque j’ai accompagné mon oncle à une réunion électorale. J’ai tout oublié de la nature des débats mais je me souviens avec précision du lieu : le préau de mon école. Il n’y avait pas de chaises et les plus chanceux étaient assis sur des bancs. Il n’y avait pas de micro et le candidat député devait s’époumoner pour se faire entendre dans un préau sonore où le claquement des galoches en bois répondait au crissement des brodequins à clous. La confusion fut à son comble lorsqu’un participant se leva pour porter la contradiction à l’orateur. Après cet intermède qui agita l’assistance, le calme revint brusquement, le silence s’imposa et je crois que c’est à ce moment que je me suis endormi.
Je rappelle cette anecdote car elle dit beaucoup de choses : la télévision n’existait pas tandis que la radio était encore un luxe dans les foyers ouvriers ; il fallait donc se déplacer pour rencontrer et écouter le candidat député. Le papier était cher et l’essentiel de l’information passait par la parole.
50 ans plus tard, nous étions sur une autre planète. Le jeune député qui me succéda était né avec la révolution numérique. Après une campagne réussie qui s’appuya sur les réseaux sociaux, il occupa régulièrement l’écran de mon ordinateur, multipliant les messages et ne m’épargnant aucune commémoration.
Sur le moment, je ne pense pas avoir clairement mesuré toutes les conséquences qui allaient advenir du bouleversement de la communication politique. Toutefois, je pris conscience que nous avions changé de monde.
Au même titre que l’on parle des différents régimes politiques, le sociologue Jean-Louis Missika distingue ce qu’il appelle les régimes médiatiques. Après le régime de la radio puis celui de la télévision, s’est imposé autour des années 2000 un nouveau régime structuré autour d’internet et des médias dits sociaux. Je rappelle que nous n’avons quitté le monopole d’Etat qu’en 1981 pour la radio et 1985 pour la télévision. Cela signifie que, pendant une longue période, ce monopole a constitué une espèce d’espace commun en mettant sous les yeux du public le même message, au même moment. En contrepoint, les nombreux journaux d’opinion permettaient de faire vivre un débat contradictoire.
Je ne regrette pas le monopole mais je constate qu’aujourd’hui les messages sont différents, émis à des moments différents, avec des cibles différentes. L’espace public s’en trouve atomisé et les citoyens s’enferment dans l’isolement tandis que les journaux d’opinion ont de la peine à vivre. Privés de contacts personnels, les citoyens sont de plus en plus enfermés dans un système de bulles algorithmiques à l’intérieur duquel les confrontations d’idées contradictoires sont absentes.
Oui, nous avons changé de monde, un changement aussi profond que fut celui de la découverte de l’imprimerie qui, avec l’apparition du livre, nous fit sortir du Moyen Age. Mais alors que les conséquences des innovations de Gutemberg se sont étalées sur plus d’un siècle qui fut celui de la Renaissance, internet a bouleversé nos comportements et le fonctionnement de la vie politique en moins d’une vingtaine d’années. L’économiste Daniel Cohen n’hésite pas à parler de nouvelle ère, celle de l’HOMO NUMERICUS, et nous met en garde sur les risques encourus avec la nouvelle « civilisation » qui s’annonce, une civilisation avec des guillemets, qui pose la question de la démocratie en termes radicalement nouveaux.
Je voudrais poursuivre avec une deuxième anecdote.
Pendant mon mandat à la fin des années 1990, le député était invité dans une classe de CM2 pour répondre aux questions des élèves qui étaient ensuite reçus à Paris pour une visite de l’Assemblée nationale. Invariablement, je devais répondre à la même question : « Monsieur, combien vous êtes payés ? ». La plupart étaient fils ou filles d’ouvriers et la somme que je leur précisais leur paraissait faramineuse. Du coup, il fallait que je fasse un peu d’histoire : je leur expliquais que cette indemnité parlementaire, brièvement apparue en 1789, avait été supprimée puis réintroduite avec le suffrage universel masculin en 1848 pour un montant de 25 francs par jour. Sur le moment cette indemnité fut considérée par beaucoup de citoyens comme une faveur injustifiable. Je dus expliquer aux élèves que c’était une avancée démocratique et sociale qui permettait aux gens modestes de quitter leur métier pour siéger au Palais Bourbon. Sinon, seuls les riches auraient pu faire la loi.
Comme vous vous en doutez, je ne manquais pas de donner aux élèves l’exemple bien connu du député Baudin, mort sur une barricade au lendemain du coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte… mort pour 25 francs.
Ainsi, dès son origine, ce qui était une vraie conquête démocratique n’a cessé d’apparaître comme un privilège.
De la même façon, l’acceptation du principe de la délégation ne s’est pas faite sans douleur et un retour en arrière s’impose. Le 20 juin 1789, acte de naissance de l’Assemblée constituante, le principe de la souveraineté du peuple s’est substitué à la légitimité monarchique. La première constitution, celle de 1791, n’envisagea pas la démocratie directe : le territoire de la France était trop vaste. Le pouvoir fut délégué à 745 représentants choisis par les « citoyens actifs ».
Ce principe de la délégation de pouvoir a mis du temps à s’imposer.
Dès 1789, apparaissent des tensions entre les députés et le mouvement populaire parisien. La vitalité des clubs et des sections de quartier fut souvent à l’origine d’un conflit entre la démocratie directe et la démocratie représentative. Faut-il rappeler, le 2 juin 1793, le viol de la Convention par les Parisiens en armes qui imposent l’arrestation de 29 députés girondins ? Faut-il rappeler le 20 mai 1795, de sinistre mémoire, avec la mort du député Féraud, tué par un manifestant puis décapité et sa tête montrée au bout d’une pique au président de séance, Boissy d’Anglas, tandis que la foule, une fois de plus, avait envahi l’Assemblée nationale?
Ainsi, dès les origines de la République, les parlementaires eurent de la difficulté à imposer leur légitimité. Il faut attendre la IIIème République et le dénouement de la crise du 16 mai 1877 pour voir le parlement jouer pleinement son rôle avec un vrai régime parlementaire.
Pour autant, cela ne signifie pas l’absence de soubresauts : crise boulangiste, Affaire Dreyfus, 6 février 1934, ni la virulence des attaques contre les députés accusés d’être des escrocs au moment des scandales financiers et soupçonnés en permanence de n’avoir qu’une seule motivation : leur réélection.
Ces quelques retours en arrière montrent que la conflictualité entre les différentes légitimités est ancienne et que le fonctionnement de notre vie démocratique fut loin d’être un long fleuve tranquille. Toutefois, la crise d’aujourd’hui a des aspects spécifiques provoqués par le renforcement (et parfois les excès) du pouvoir exécutif.
Des changements profonds sont en effet intervenus depuis 1958 et dans les années qui ont suivi:
– modification constitutionnelle de 1962,
– affaiblissement des structures qui « encadraient » les citoyens et participaient directement à l’expression du suffrage avec les partis politiques, ou indirectement avec les églises et les syndicats qui tous se sont affaiblis.
– mouvement de fond de la société en faveur de l’individualisme qui accroît l’isolement du citoyen…
– effets de la mondialisation et de la montée des régimes autoritaires…
Plus récemment, il faut rappeler :
– le quinquennat,
– l’effondrement électoral des deux grands partis d’alternance qui a ouvert la porte aux partis tribuniciens,
– internet et les medias sociaux qui, comme on l’a vu, nous ont fait entrer dans un nouveau régime médiatique.
Il en résulte une crise assez profonde qui se manifeste à plusieurs niveaux :
-dans la relation entre l’exécutif et le législatif,
-dans le rapport entre les parlementaires et les citoyens dont l’une des traductions est l’augmentation massive de l’abstention…
Je terminerai avec une observation de Michel Winock qui écrit dans la conclusion d‘un récent article :
« Depuis 1792, la démocratie représentative et parlementaire n’a réussi à s’imposer qu’épisodiquement 95 ans, tandis que les régimes d’exécutif prédominant, bonapartiste, monarchiste, pétainiste puis gaulliste, comptent à ce jour 134 ans d’existence.
Faut-il s’y résigner ? Ou œuvrer à un rééquilibrage des pouvoirs ? Et par quels moyens » ?
Je pense qu’avant de répondre à ces questions, il faut répondre au préalable à une question plus fondamentale posée par le politologue Antoine Bristielle*:
« Vivons-nous une crise de la démocratie représentative ou une crise de la démocratie?
La réponse à la crise de la démocratie représentative se trouve dans des mécanismes correctifs, institutionnels ou autres, permettant une meilleure représentation des citoyens,
Si la crise touche les fondements de la démocratie elle-même, la réponse risque de se trouver dans un retour à l’autoritarisme ».
Je vous invite à y réfléchir.
* La démocratie Bousculée, L’Aube-Fondation Jean-Jaurès, février 2023.