Retour

« L’envers du décor » par Guy Malherbe, ancien député de l’Essonne

,

Ce titre est emprunté à l’excellent ouvrage de Jean Pierre Jouyet , inspecteur général des finances, qui a été secrétaire général de l’Élysée, directeur général de la Caisse des dépôts, président de l’Autorité des marchés financiers, Ambassadeur de France au Royaume-Uni, secrétaire d’Etat aux affaires européennes du Gouvernement Fillon. Un haut fonctionnaire qui connaît parfaitement l’envers du décor et que j’ai connu dans mon parcours professionnel, lui préparait la première partie fiscale de la loi de finances et moi au Sénat, administrateur à la commission des finances, avait pour mission, avec mes collègues, de décortiquer ou de réécrire ce qu’il avait préparé pour l’amender selon la volonté des sénateurs. Un excellent souvenir.

Cette tribune a pour objet de présenter l’envers du décor de la procédure administrative de la préparation du budget souvent peu connue, et surtout moins médiatisée que la procédure législative qui va débuter. Le conseil des ministres tenu le 27 septembre vient de clôturer cette phase administrative pour le budget 2024 débutée à la fin de l’année 2023, c’est donc le moment de la présenter et de mieux la faire connaître.

Comme de nombreux Premier ministre et gouvernements qui l’ont précédée mais avec des mots différents, la Première ministre se félicite d’avoir engagé un important programme d’économies budgétaires avec « la révision des politiques publiques ». Une nouvelle procédure pour la préparation de la loi de finances pour 2024, c’est bien, mais au-delà des mots qui sonnent bien à l’oreille du citoyen contribuable inquiet en mesurant l’ampleur des déficits publics et de la dette publique que peut-il se passer, et que va t’il se passer ? Comment ce programme d’économies budgétaire va t’il être traité ?

La lettre annonçant cette nouvelle à chaque ministre porteur d’un budget a été écrite à Bercy, à la direction du budget, approuvée par le cabinet du ministre chargé du budget et le cabinet du ministre de l’Economie, avant de recevoir la signature de la Premier ministre et d’être expédiée en un « clic » à tous les ministres, qui ont déjà bénéficié de quelques fuites plus ou moins organisées dans la presse en « off ».

Le contenu de cette lettre va émouvoir et inquiéter quelques ministres venant de la société civile peu habitués à ce langage, mais que leur cabinet et leur administration vont rassurer rapidement.

Pour les ministres politiques, ou qui dans leur parcours ministériel sont passés par Bercy, il y en a, cette lettre n’éveille pas d’inquiétudes particulières. Ils sont rompus à ces exercices qu’ils ont déjà rencontrés sous des vocables différents mais dont la finalité est toujours la même.

En effet, chacun va préparer un argumentaire permettant à son ministère d’échapper à la rigueur budgétaire annoncée.

Le premier réflexe consiste à s’abriter derrière des déclarations du Président de la République, c’est le nec plus ultra, ou du Premier ministre définissant des politiques prioritaires ou à protéger. Chaque ministre concerné va faire valoir dans la discussion budgétaire ces propos salvateurs de la rigueur budgétaire annoncée. La prévention pour les plus malins aura été de les avoir provoqués en fournissant des éléments de langage à l’Élysée et à Matignon au moment opportun d’un déplacement du Président ou du Premier ministre, ou d’une allocution, pour pouvoir les ressortir au bon moment, et celui-ci est maintenant venu. Le programme électoral de la campagne des élections présidentielles et les engagements pris par le candidat sont aussi un excellent argument à invoquer pour échapper à la revue des dépenses publiques. Chaque cabinet va recenser les propos, le mot à mot, le compte rendu fidèle d’une déclaration du Président et / ou de la Premier ministre qui va permettre de passer au travers de la revue budgétaire.

Ainsi les plus chanceux enverront un dossier à la direction du budget en s’excusant de ne pas pouvoir participer à la revue des dépenses publiques engagée par la Première ministre car elle même, ou encore mieux, le Président de la République les a « exonéré » de tout effort budgétaire et mieux, ont déclaré que leur ministère était prioritaire pour l’attribution de moyens supplémentaires en personnel et budgétaire qu’ils vont s’empresser bien sûr de demander sans modération.

Un autre argument jugé imparable aussi est la mise en œuvre d’une loi de programmation budgétaire qui aurait sanctuarisé le budget ministériel pour la durée de la programmation. Ceci explique la volonté de nombreux ministres d’être le géniteur d’une loi de programmation pour y donner son nom, satisfaire ses services et protéger son budget. La loi de programmation budgétaire n’est pourtant pas une protection absolue. Les militaires le savent. Le principe de l’annualité budgétaire existe toujours, la direction du budget est là pour le rappeler au cas où, et les prévisions de la loi de programmation peuvent s’éroder et être écornées.

Pour les moins chanceux, il faut faire preuve d’imagination afin de réduire la portée des coupes budgétaires au maximum. Certains imaginatifs estiment être un maillon dans la chaîne d’une politique publique et suggèrent que les économies ne peuvent se faire que sur les maillons situés en amont ou en aval, mais que leur ministère ne fait que subir ce que décide l’amont ou fait l’aval, donc il faut aller voir chez eux, l’amont ou l’aval, tout en suggérant des économies que cet amont ou cet aval pourrait réaliser, et seulement éventuellement in fine, si vraiment nécessaire, chez eux.

Seuls, quelques très rares sages et obéissants ministres satisfont partiellement ou totalement à la demande du Premier ministre. Il ne leur est pas, pour autant, décerné une médaille.

Évidemment, la direction du budget ne partage pas ces points de vue. Elle estime que tous les budgets doivent participer sans exception au programme d’économies et à la revue des dépenses publiques, même les budgets déclarés prioritaires ou sanctuarisés.

Aussi, les budgétaires vont lors des conférences budgétaires qui se tiennent dans leurs bureaux à Bercy, récuser toutes les excuses présentées malgré les vives protestations des représentants du ministère, et proposer les mesures de revue des dépenses publiques et de réorganisation des politiques publiques qu’ils envisagent de porter pour dégager les économies attendues. Toutes ces mesures d’économies ont été préparées de longue date et souvent déjà portées à la connaissance des cabinets ministériels du budget et de l’Economie. Bien sûr, les représentants du ministère concerné refusent en bloc, il y a un désaccord qui va remonter à l’arbitrage des ministres. Les débats sont tendus et vifs, voire très tendus entre les budgétaires et les représentants des ministères « dépensiers ». Pour la direction du budget aucun budget ne peut être exonéré d’économies même les budgets protégés, il y a toujours moyen de revoir des procédures pour dégager des économies ou de réduire la progression des dépenses.

Au niveau des ministres, dans le bureau du ministre du budget, un jeu subtil va s’établir pour rendre les arbitrages sur les points de désaccord et donc sur la mise en œuvre de la revue des dépense publiques avec les propositions d’économies présentées par la direction du budget et rejetées par les ministères lors des conférences budgétaires.

Avec les ministres politiques qui ont été déjà confrontés à ce genre d’exercice plusieurs postures peuvent se rencontrer. Ceux qui sont déjà passés par Bercy, ça existe, connaissent parfaitement le mode d’emploi, une discussion s’instaure, soit pour essayer de trouver un compromis, soit pour préparer un arbitrage du Premier ministre ou du Président de la République.

Pour d’autres ministres avertis, quelles que soient les affinités personnelles ou politiques, ce peut-être un refus total de voir un arbitrage rendu à ce niveau. Ils opposent un refus de discuter. Certains disent, même, avoir déjà informé la Première ministre ou le Président de la République de ce refus et qu’ils vont les solliciter car ils estiment que l’arbitrage requiert ce niveau élevé de décision. L’ambiance est très tendue. Le ministre du budget se fâche et exprime la sévérité dont il va faire preuve dans les discussions à venir.

Pour les moins politiques et avertis, c’est un moment de découverte et cela peut ressembler à une supplique, une sollicitation de l’indulgence. « Comment vais-je expliquer à mon administration ces coupes budgétaires ? Ils se plaignent déjà de ne pas être très bien traités ! Je vais avoir des problèmes «. Une sentence tombe, il va falloir la défendre et la soutenir auprès de l’administration, du Parlement et des médias, sous réserve d’un nouvel arbitrage à Matignon.

Ensuite, c’est peut-être une particularité française, le ministre chargé du budget ne dispose pas du dernier mot contrairement à son homologue anglais, le Chancelier de l’Echiquier, les ministres peuvent faire appel auprès du Premier ministre et ensuite au Président de la République, et certains ne s’en privent pas. Ce peut être un point d’honneur à faire valoir auprès de l’administration et politiquement d’avoir requis un arbitrage de Matignon ou Présidentiel surtout s’il va dans le bon sens, si non, on s’incline devant. Mais tout a été tenté.

À Matignon, les arbitrages sont rendus par la Première ministre, dans son bureau, entourée de quelques conseillers, originaires de Bercy parfois et très souvent, du directeur du budget et du ministre concerné accompagné de son conseiller budgétaire. Chacun s’explique, fait valoir ses arguments, et la décision est prise. Elle donne satisfaction, ou pas, au ministre concerné, mais elle est prise et il faudra la soutenir et la défendre au Parlement. A ce niveau d’arbitrage peuvent intervenir plus ou moins discrètement, d’autres organismes, dont les corps intermédiaires qui ont des arguments à faire valoir. Parfois, leur intervention est même sollicitée par les ministres surtout si elle plaide leur cause. Des informations peuvent fuir aussi dans les médias pour exercer une pression ou un « sondage ».

Seules quelques décisions très importantes remontent, in fine, au cabinet du Président de la République que la presse relate, alimentée en off par les parties concernées et les corps intermédiaires. Il peut arriver que le Président de la République revienne sur un arbitrage rendu par le Premier ministre. Parfois, ces arbitrages donnent lieu à une « scenarisation » ou à une dramatisation. Personnellement, il m’est arrivé, une fois, d’obtenir gain de cause auprès du Premier ministre et de voir le Président de la République décider autrement.

Le résultat de tous ces arbitrages donne lieu à la confection du projet de loi de finances qui va être présenté au Conseil d’Etat pour recueillir son avis, avant le passage en Conseil des ministres, son dépôt sur le bureau de l’Assemblée nationale, et sa présentation aux commissions des finances des deux chambres et aux médias.

Et c’est là que l’on voit si le programme d’économies annoncé atteint son objectif ou pas, et permet de réduire le déficit public ou de le maintenir dans la prévision faite lors de la loi de programmation des finances publiques et des engagements pris envers l’Union européenne. C’est là que commence le débat du ministre « gagnant » qui a su protéger et accroître ses moyens budgétaires, du ministre « perdant » qui n’a pas su protéger son budget et dont les moyens budgétaires progressent moins vite que les autres, voire sont rognés. Les ministres vont être jugés en fonction du pourcentage d’augmentation de leur budget et de leur aptitude à défendre la politique publique conduite par leur administration auprès du Parlement, des médias, de leur administration, et des bénéficiaires de cette politique.

Cet envers du décor de la procédure budgétaire et ces observations sont le témoignage d’un vécu sur plusieurs projets de loi de finances dans sa phase administrative, à la direction du budget, avant de la vivre, dans sa phase législative, à la commission des finances au Sénat et ensuite à l’Assemblée nationale.

Découvrir d’autres tribunes libres