Le ressentiment contemporain menace t-il la démocratie ? par Guy Malherbe, ancien député de l’Essonne
Cette note essaye de résumer et synthétiser une conférence-débat sur un sujet délicat dont la traduction politique dans nos démocraties à d’importantes conséquences politiques. Nous le constatons ces jours-ci en Argentine, aux Pays-Bas et aux États-Unis.
L’Institut Diderot a organisé une conférence débat sur ce thème. Il a confié à Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste (1), le soin de présenter sa thèse et de dresser un état des lieux de cette maladie typique de notre régime politique.
##. Le ressentiment, d’où provient-il ?
Les Français, même individuellement plutôt satisfaits de leur sort, souffrent d’une espèce de dépression collective. Cette dépression, cette tristesse se fait volontiers victimaire, haineuse, comme perpétuellement blessée ou offensée, elle peut relever du ressentiment.
Qu’est-ce que le ressentiment ? Une espèce de rancoeur ou de rancune, liée au sentiment d’une offense ou d’une injustice et au désir de se venger. C’est une exaspération obscure, grondante qui engendre une longue rumination de haine et d’animosité et altère la faculté de discernement.
Le ressentiment à ses propres symptômes : le manque de discernement, le délire de persécution, l’obsession comparatiste, la généralisation du dénigrement, la paranoïa procédurière en justice, le désir de loi qui donnera forcément raison à la personne qui se croit lésée.
Elle y reconnaît une tendance à la victimisation caractérisée par le besoin de reconnaissance, la rumination et le désir de vengeance, le manque d’empathie, le sentiment que celui qui se sent victime se juge moralement supérieur à ceux qui le blessent où lui nuisent. L’élitisme moral est utilisé pour accuser les autres d’un comportement immoral, injuste et égoïste.
Elle y discerne un trouble narcissique, qui peut déboucher sur un trouble oppositionnel avec provocation : la personne atteinte de ce trouble ne reconnaît jamais ses torts, provoque avec agressivité les autres, à des accès de colère, est d’une mauvaise foi, avec une susceptibilité exacerbée, désavoue toute forme d’autorité, bref se trouve dans un comportement négatif récurrent jamais remis en cause, ce qui l’installe dans une position de victime – bourreau. Elle parle d’auto-emprisonnement, d’auto – empoisonnement.
Le ressentiment n’est pas la même chose que la frustration, il est l’incapacité à faire quelque chose de la frustration que l’on ressent. La frustration engendre, individuellement et collectivement, des stratégies pour s’y confronter et la surmonter.
Comme la peur engendre le repli sur soi, alors que le risque invite à le surmonter.
En politique, certains ont su y voir une forme d’égalitarisme répressif qui fonctionne comme une vengeance du faible, ce dernier s’identifiant peu à peu à un leader faussement charismatique, c’est à dire au fort vengeant les faibles. Le problème est que les faibles vont choisir un leader qui va consolider le délire de persécution. Le fascisme, dans son acceptation de masse, fonctionne autour de cette vengeance du faible, mais avec une identification, petit à petit, au fort, vengeant les faibles. Il s’établit alors un rapport au chef comme une extension de soi-même. Celui qui est assez finaud pour comprendre comment calmer ce délire de persécution fera l’affaire. Et il n’est pas très compliqué de faire ça, il suffit d’aller dans le sens de ce délire. Il suffit de capter le ressentiment, la haine, la souffrance des faibles. Il suffit de ruminer les symptômes de la détresse, ses causes et conséquences plutôt que ses solutions possibles, la construction de là non issue, avec toute l’ingénierie subtile autour. Elle se reporte à « La Psychologie de masse du fascisme « de Wilhelm Reich qui prend en considération la responsabilité de la masse, cette responsabilité masquée par la revendication d’un apolitisme. « Hitler n’a pas seulement fondé son pouvoir sur des masses jusqu’alors dépolitisées, mais il a pu assurer sa victoire légale en mars 1933 par la mobilisation de pas moins de 5 millions d’anciens non-votants, donc des citoyens apolitiques ». Cet apolitisme revendiqué n’est nullement une neutralité ou une indifférence, mais une latence, celle de la dissimulation du ressentiment personnel, qui attend son heure, sans avoir conscience de cette attente qui approfondit son action et se dessaisit de sa responsabilité personnelle. « Plus l’homme nivelé dans la masse est apolitique, plus il est accessible à l’idéologie de la réaction politique ». Aucun chef ne peut mener des hommes libres, quiconque peut mener des hommes asservis.
On comprend comment, petit à petit, de façon latente et irrémédiable, des individus se constituent en un corps dont les parties ne sont reliées entre elles que par le ressentiment ; comment ce corps va délibérément identifier un « leader » pour permettre l’officialisation de la pulsion de la rumination du ressentiment.
Il peut être renforcé, paradoxalement, par les principes démocratiques qui nous sont si chers mais dont Tocqueville a montré qu’ils ont tendance à dégénérer en passion délétères, spécialement sous la forme de l’envie ou d’un égalitarisme aigri. Si nous sommes tous égaux, comment se fait-il que celui-ci ait tellement plus que moi. Ces analyses valent encore aujourd’hui. Le fait est que nos sociétés occidentales engendrent le sentiment d’être offensé, humilié, déclassé, ce qui finit par menacer nos démocraties. Le principe de liberté, qui promeut la responsabilité, l’auto-limitation, dégénère en revendication de toute puissance. Le principe d’égalité dégénère en passion de l’égalité, en un égalitarisme répressif qui vient détruire les singularités.
Pour Cynthia Fleury, le ressentiment est un désastre qui nuit d’abord à celui qui s’enferme. Le ressentiment est une espèce de poison, aussi dangereux pour les individus que pour les peuples.
##. Comment prévenir et dépasser le ressentiment ? Comment y échapper ou en guérir ? Quel est l’antidote ?
D’abord, elle pense qu’il faut sans doute garder une certaine distance avec la loi, le passage par la loi n’est pas une nécessité, une obligation. Il faut l’utiliser en dernier ressort. Demander justice est un acte nécessaire, mais la paranoïa ultra procédurière, cette volonté ou plutôt cette croyance que la loi peut tout et donnera forcément raison à la personne qui se croit lésée, autrement dit la loi n’étant ici qu’un super moi imposant aux autres ce que l’on croit, un désir de loi qui peut être considéré comme le parachèvement du ressentiment. Demander justice ce n’est pas se faire justice. Celui qui n’est pas mu par le ressentiment ne considère pas la loi comme une dynamique personnelle de réparation. Notre rapport à la loi est généralement très vicié, et le fétichisme de la loi que nous connaissons corrobore cette thèse. Ainsi, nous sommes avec contradiction, dénigrement de la loi et absolue revendication de celle-ci, au cœur du ressentiment qui ne perçoit pas la nature de son délire en désirant ce qu’il soi- disant honnit.
Elle pense qu’un État de droit, un État social de droit, donc une démocratie, doit tout faire pour produire des conditions collectives de prévention du ressentiment. La démocratie est garante de la vie bonne. Un bon gouvernement est celui qui arrive à créer des politiques publiques qui rendent possibles à chaque sujet d’exister en tant qu’individu différent d’un autre individu, autonome, conscient de soi, prenant en compte ses relations aux autres, ses actions, ses choix de vie, apte à la liberté L’individu n’est pas un danger pour la démocratie. L’individu est même le seul intéressé à défendre la démocratie pour autant que la démocratie l’aide à se constituer. Tout l’enjeu de la démocratie est de construire de « bons » individus. C’est un principe majeur à défendre pour construire une collectivité démocratique faite d’individus aptes à la liberté.
Elle dit qu’une démocratie est l’histoire d’une aventure qui consiste à créer des conditions permettant à un citoyen d’avoir le désir de maintenir un rapport étroit avec ce qu’on appelle la liberté. Autrement dit, à mettre en place des politiques publiques éducationnelles, culturelles, qui nous aident à élaborer cette aptitude à la liberté.
Il appartient à nos démocraties de se défendre contre le ressentiment, non par la répression mais en assumant une sorte de double tâche : défendre la responsabilité individuelle et constituer des politiques publiques de prévention du ressentiment qui sont généralement liées à l’éducation, la culture, le soin, au sens large, de la santé à la solidarité sociale, pour produire chez les individus une « aptitude à la liberté » de l’enfance à l’âge adulte sans discontinuer.
Défendre la responsabilité doit permettre à un sujet d’apprendre à naviguer dans un contexte historique, culturel et socio-économique et à idéaliser les manques, les failles sociétales sans renoncer à leur transformation et à leur évolution politique.
Surmonter la frustration en comprenant qu’il est impossible d’avoir tout toujours par un processus qui relève de l’Education et de la culture pour libérer, rendre indépendant et permettre de retrouver sa place dans la démocratie.
Elle propose donc, trois antidotes qui se complètent : l’Education, la politique, le soin, c’est à dire : éduquer, gouverner, psychanalyser.
C’est pour cette raison que le combat sur les valeurs et la manière dont on éduque nos enfants n’est pas du tout réactionnaire : il est vital pour produire des capacités de résister aux ressentiments qui nous submergent.
Elle considère que la démocratie ne se limite pas à celle du bon gouvernement. Il faut regarder l’Education, la culture qui sont les conditions possibles pour intéresser un peuple à une vie démocratique ce qui excède la simple question du gouvernement. Elle estime qu’on a trop tendance à travailler la démocratie en interrogeant les procédures politiques, le vote, alors que fondamentalement, la démocratie est la production d’une rationalité publique. Le plus important, c’est la manière dont on produit des formes de gouvernance par l’éducation et la culture. Pour elle, c’est cela qui est prioritaire et qui provoque le vote.
Cette tâche ne doit pas être confiée seulement aux éducateurs, aux gouvernants, aux thérapeutes. C’est aussi le devoir à tous. La liberté même dans une démocratie est toujours menacée, y compris de l’intérieur. Aussi n’a-t-elle, même dans un État de droit, d’autre sauvegarde, en dernier recours, que la vigilance des citoyens.
(1) Cynthia Fleury est professeure titulaire de la chaire « humanités et santé »auConservatoire national des Arts et Métiers et titulaire de la chaire de « Philosophie à l’hôpital » au GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences